EVOLUTION D'UNE PASSION...

Texte : Jérôme T. - Photos : D.R.

Oui, nous évoluons tous, d'un côté comme de l'autre, l'âge aidant. Et vous ? Comment avez-vous évolué face à votre perception de l'automobile ? Êtes-vous vraiment resté le (la) même depuis l'obtention du papier rose ? Moi pas.

Dans les méandres de la vie, la passion pour l'automobile, ce gros jouet pour enfants éternels, prend cher. Elle doit affronter des écueils tous plus acérés les uns que les autres. Parfois elle en sort vivante et renforcée, parfois amoindrie, souvent elle disparaît dans les flots bouillonnants d'un quotidien gris comme un dimanche après-midi en gare de l'Est.

Sur cette terre d'asile qu'est L'Automobile Sportive, nous essayons de résister mais ce n'est pas si simple. L'équation est souvent complexe. Nous n'avons pas tous les mêmes cartes en main au départ. Entre indécrottable prolétariat et cuillère d'argent fournie en série, il existe un tas d'histoires et de possibilités, qui se rejoignent dans le feu sacré d'une même volonté d'exister au travers cette passion qu'est la voiture de sport. Je m'en vais de ce pas vous conter cette histoire, la mienne, la vôtre aussi, peut-être. Cet entracte est donc dédié à la passion qui ravage certains d'entre nous et malgré tout.

Au départ, doté d'une tête pourtant bien vissée sur les épaules, je ne pense que chronos, travers quasi-irrattrapables, trajectoires osées et demi-zone rouge usée par le frottement. Chaque déplacement est prétexte à se faire plaisir au maximum, passer plus vite et plus fort que le jour précédent, prendre des notes même. La CB est alors à la mode et permet de nous créer de toutes pièces des "spéciales" intégralement sécurisées. C'est ainsi que je remplis des morceaux de nuits à base de jappements féroces, de mécaniques sur-exploitées et de dérives parfois hasardeuses. Bien sûr et invariablement, pour nous autres mordus, mes premiers salaires n'ont pas le temps de s'ennuyer. Mes meilleurs amis ? Total, Michelin et Ferodo. Ça ne me dérange pas de faire des pleins pour aller nulle part, du moment que c'est le plus vite possible, pas plus que de contempler la toile de mes pneus venant à peine de fêter leur 7000ème kilomètre. J'ai par ailleurs toujours un jeu de plaquettes de rechange dans la boite à gant (bien avant les préservatifs), c'est plus prudent ! Le temps s'écoule, donc, au rythme endiablé des petits duels entre amis et au son tonitruant du dernier Devil® que l'un de nous, parfois, réussit à faire tomber de son 13ème mois.

Et puis on ne sait pas trop ce qui se passe. Où plutôt si. Quelque chose change, se modifie. Les premiers salaires de poche finissent inévitablement par être utilisés dans la vraie vie. La jeunesse s'éloigne, l'innocence prend des coups dans les reins, l'insouciance, la douce insouciance du jeune salarié, qui n'a que peu de comptes à rendre, ce Graal de nonchalance qui parfois nous est offert, s'en va vers d'autres esprits plus réceptifs. On s'aperçoit qu'avec un pneu avant, on fait 2 semaines de caddie et qu'avec les 3 autres, ça nous paye le loyer. D'un coup c'est plus pareil, on reste joyeux, mais on fait nettement plus attention, on commence à se douter de quelque chose.

Malgré tout, un beau jour, il y a l'autre avec son gros cube sportif à deux roues. On se dit : "quoi ? Mais ça pousse plus fort qu'une Ferrari pour le centième de son prix ce truc !" Alors zou, on s'y met, les premiers chocs, arrêt de travail, problèmes, la passion est toujours là, mais elle a pris du gîte. On se dit que non, c'est trop handicapant, on rend malheureux les proches, tout ça, pas fier quoi... Et puis on commence à sortir un peu plus avec de jolies demoiselles, qui n'ont que faire d'un excité qui ouvre tout en grand sous prétexte que le feu vient de passer au vert en même temps que la « BéhèMe » d'à côté (le réflexe bête...).

Ensuite, on prend des responsabilités avec les salaires qui vont avec. Là on s'aperçoit, c'est vrai, qu'on peut faire les courses ET changer les pneus. En revanche, le fait d'arriver au boulot avec les étriers fumants et l'échappement sous le bras devient rapidement hors propos. Alors on y va moins vite. Le rond point perd son statut de chicane et redevient simple giratoire. Plus le temps de plier la bagnole, ça la fout trop mal. C'est dommage, car la voiture, de son côté, est plus sportive et efficace que jamais. C'est le début d'un paradoxe qui plus jamais ne nous quittera.

On continue d'évoluer, encore, au gré des expériences, des rencontres. On se déplace, on devient mobile, pour aller chasser le niveau social sur d'autres territoires. On roule vite et bien, c'est vrai, mais surtout en ligne droite... Et puis moins vite, parce que le carburant commence à poser vraiment problème... et puis vraiment moins vite, parce que même moins vite, ça pose encore problème...

Jusqu'au jour où on rencontre Maman ; qui a d'autres aspirations, forcément, que de bosser pour des trains de pneus ou du 20 litres au cent. Alors on tripote un écrou, on essuie un boulon, mais on voit bien que la mode n'est plus à l'égoïsme. Mais bordel ça travaille, cette enfilade de 15 km, qu'on attaque dorénavant comme un flanc mal cuit "pour pas mettre tout le pognon là-dedans". Ceci dit, c'est vrai qu'il vaut mieux aller en vacances pas trop vite en vivant comme on veut, que pas en vacances plus vite, en ne vivant pas. Ce nouvel angle d'attaque, bien que mal exprimé, nous laisse bien dubitatif mais nous convainc au final sans trop de peine. Sans compter que d'autres horizons s'ouvrent à nous. Des océans de diversités qui ne demandent qu'à être explorés. De nouvelles rencontres, bien moins portées sur la pipe d'admission inox et parfois plus intéressantes, tout compte fait.

Alors le drame arrive, inévitablement ; on passe au diesel. Fourbe et imprévisible récréation. Insidieusement, les diesels ont eu le temps de se coursifier, ils sont pourvus dorénavant de tous les atouts dynamiques de leurs homologues essence et n'ont plus grand chose, sinon rien à leur envier d'un point de vue dynamique. On s'engouffre dans l'ouverture et c'est d'une façon machiavélique que l'on peux retaper dedans comme un goret, à 7,5 l de moyenne, sans que Maman ne s'aperçoive de rien. Miroir aux alouettes. Ça en a la couleur, ça en a les contours, mais la saveur n'y est pas. Un peu comme un apéritif sans alcool ou une cigarette light. En prime, le diesel de course, c'est bien, mais ce qui est autour aussi est de course. Les premiers changements de consommables font froid dans le dos ; ont se dit que c'est vraiment déconnant, que ça ne va pas recommencer, qu'on ne va pas bosser QUE pour ça.

Alors on se calme. On s'autorise une incartade "des fois", mais plus trop. On a envie d'acheter d'autres choses que des disques de frein et des changements de filtres. On s'aperçoit qu'on a "peur" de ramener la voiture du foyer pliée. Mais alors... si le diesel sert à ne rien consommer en envoyant et qu'on envoie plus... autant repasser à de l'essence non ? Du gros, du bon, de l'efficace ! Du qui va nous permettre d’arrêter les spéciales sans trop souffrir, de nous déplacer en mode supersonique sur nos belles autoroutes sans tout ruiner en 10.000 bornes, tout en profitant des vocalises et de l'allonge d'un multi-cylindres ! Et puis merde, on gagne suffisamment maintenant, faut pas charrier !

Ben oui mais là, c'est l'époque qui a changé. Les chaînes de radars tournent à plein régime, les képis ont la bave aux lèvres et n'aiment rien tant que s'allonger en haut des ponts pour nous piéger au détour d'un ruban trop joyeux ; la mode est à l'autophobie décomplexée sous couvert d'écologie qui nous veut du bien, des comités anti-tout se montent, la crétinisation des masses prend des parts de marché inédites, bref, dans l'intervalle, c'est devenu la guerre. Alors on joue avec le feu un moment, on vit, on travaille, on se déplace. On troque les petits enchaînements d'antan contre des déplacements à haute vitesse, mettant un point d'honneur à la sécurité, au respect des autres, conscient d'être droit dans ses bottes et de pouvoir compter sur une voiture en parfait état de fonctionnement. Et puis une chaleur, et puis deux, trois, les PV qui sautent in-extremis, le radar de trop à 3 heures du mat' sur l'autoroute déserte, le copain qui dit que c'est la dernière fois, que même lui il n'en peut plus, alors on va moins vite, puis nettement moins vite...

Ben oui mais alors... À quoi il sert le gros bordel essence qui consomme à mort, entretenu méticuleusement, si c'est pour se traîner comme une larve ? C'est à ce moment précis que l'Aigreur et la Frustration, ces deux poisons, prennent le contrôle de la salle des machines, en imposant un nouveau régime qui promet de manquer de sel. Alors on se fâche, on achète n'importe quoi en disant "qu'ils aillent tous se faire foutre !", moi j'arrête. Fier comme tout, on va au taf en bon "caisseux", n'ayant plus rien à foutre de rien et réservant son pouvoir d'achat à des choses bien plus captivantes que ce jeu de con. Mais nous perdons quelque chose en route. On s’éjecte du train, on ne se ressemble plus. Et puis quelle infâme punition ! Que c'est devenu triste d'aller travailler ! Faire du tourisme ? Bof. On devient gris, on ne s'intéresse plus qu'à une chose : l'échéance du contrôle technique.

Mais le temps passe et fait son oeuvre... La passion, abandonnée lâchement au bord d'un coup de nerfs, a retrouvé son chemin... elle rôde autour de la maison, la queue basse et l'armure de certitudes fissurée... Car les copains, eux, ils ne sont pas tous fâchés pareil ! Alors ils défilent à la maison avec des pistons partout et des vrombissements qui tuent. Toi, fier, tu leurs dis qu'ils ont vraiment tout faux, que c'est fini tout ça. Alors ils rigolent, toi aussi, mais tu n'y crois pas un instant. Lorsqu'ils repartent, que ça "vavavoum" au loin, ben toi tu es là, comme un con sur le pas de porte, avec ta charette de mec fâché. Tu te dis mais merde, non ! Ne pas craquer ! Je m'en tape, ils vont se faire chopper au radar de toutes façons, ha-ha ! Seulement la fois d'après, non, ils ne se sont pas forcément fait chopper. Toi, tu viens juste de rentrer de la casse, avec ton échappement d'occasion et eux, ils viennent de s'acheter les derniers conti-sport qui ont une gueule d'enfer et un grip de folie, parait-il. Alors tu commences à regarder tes 145/13 rechapés d'un œil haineux.

L'aigreur et le comportement raisonnable viennent de perdre une bataille décisive, mais ils ne le savent pas encore. Le clairon des anti-bagnoles ne vous fait plus sursauter. Les discours navrants qui nous expliquent qu'on s'occupe de nous, que c'est pour notre bien, se noient dans le brouhaha des inepties qui se bousculent au portillon des chaines télé. Car tu sens bien au fond de toi que ça travaille encore. Le petit frisson d'un multi-cylindres que tu avais enterré sous des monceaux de colère et de persécution chatouille à nouveau l'épine dorsale. Tu te retournes à nouveau au passage d'une jolie carrosserie et pire que tout, en allant boire un café, tu as acheté Sport-Auto. Alors tu expliques à Maman, qui s'en rend bien compte de toutes façons, que tu es malheureux. Que tu n'en peux plus de cette chiotte médiocre, qui ne t'inspire rien d'autre que du dégoût. En prime, c'est fait, tu te comportes comme un caisseux. Tu te poses n'importe où, tu ne mets plus tes clignotants pour doubler, tu ne double plus de toutes façons. Tu ne va plus vite, c'est vrai, par contre tu bourres en permanence, comme tes congénères. Surtout en ville d'ailleurs, pour rattraper le temps perdu. Tu laisses la bagnole ourdée de boue, ne respecte plus l'entretien élémentaire. Le pire, c'est que tu l'a gardé ton gros bordel invendable qui va trop vite. Sous cellophane ! Cela fait un chouette bibelot à cirer, au milieu du garage. Et chaque fois que tu l'allumes, tu revis.

Mais quelle torture de s'apercevoir invariablement que tout s'oppose à son usage ! Que le voisin d'à côté a raison d'être content avec sa Logan au mazout. Qu'il est passé à autre chose ! Qu'il doit être bien ! Qu'il fait parti des gens civilisés, lui, avec ses particules nauséabondes et cancérigènes, peut-être, mais politiquement correctes et défiscalisées... Il va à toutes les réunions environnementales, participe activement à son association contre la violence routière, promène ses enfants à vélo, dans une petite remorque au bord des routes, réclame des ralentisseurs dans tout le village et un radar-automatique sur la grande route, c'est un éco-citoyen, un homme moderne. Il ne roule pas vite et préfère mourir d'ennui que de s'interroger un instant sur une problématique qui le concerne lui aussi. D'accord, mais le voisin d'à côté, tu n'en a rien à foutre ! Toi tu as des affiches de bagnoles partout dans ton garage, des bouquins sur le sujet partout, des casiers complets d'Échappement et tu campes chez tes copains concessionnaires !

Alors tu prends une décision. Tu tournes les talons, tu va voir Maman d'un pas décidé et tu lui dis : bon, c'est décidé, on se sépare du gros bordel qui ne sert à rien. Mais comme je suis pas encore mort, contrairement au voisin, je prends à la place un petit bordel qui pousse quand même, mais qui ne consomme pas. Ça existe, j'ai vu ça chez les Allemand. C'est du "downsizing". On essaye, on verra bien ! Par contre, la poubelle garée devant la maison, je peux plus. Je ne veux plus la voir. Elle va rejoindre l'endroit qu'elle n'aurait jamais du quitter, la casse. Comme Maman est conciliante, elle est d'accord. Alors on achète le dernier petit machin sportif non malussé (pour notre bien), on se sépare du gros qui va trop vite, par rapport à quoi, on ne saura jamais exactement mais tans pis. En attendant, l'immobilisme, le gris figé qui vous enveloppait depuis trop longtemps s'est évaporé.

C'est bien, c'est devant la maison, les amis sont venus voir, c'est plein de passion qui nous anime, nous réanime même ! Magnifique ces grosses jantes ! Ouh ! Il est où le compresseur ? Là ? Je me renseignerai tiens. Oh ! C'est sympa l'intérieur qu'ils ont fait, tu as vu les sièges ? Ça doit pousser ton truc ! Oui, elle prend 7000 tours ! Pas mal hein ? Tiens d'ailleurs, je rentre de chez Tintin-Sport et ils risquent de sortir le truc dont je te parlais en 4 roues motrices ! C'est quand même un plus tu trouves pas ? Bien sûr, Maman est d'accord, tout comme toi elle aime la sécurité active, et puis elle ne veut que ton bonheur après tout. Tu lui glisse donc dans le flot des conversations : "par contre, elle risque de faire 300 ch".

Et là, oh merveille, tu ne reçois pas de signal néfaste. Maman rit, tu ris, mieux que ça, elle est plutôt d'accord. Tu viens de libérer la passion que tu avais abandonnée, un jour mauvais, l'aigreur et le sinistre raisonnable ne sont plus que deux points à l'horizon et tu es en accord avec ce que tu es... jusqu'à la prochaine fâcherie.

JT.


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